Li Kun Wu, entre tradition chinoise et modernité
Le dernier ouvrage de Li Kun Wu s'intitule "Les pieds bandés". Histoire de son ancienne nourrice qui dut subir le terrible poids de cette tradition millénaire, le roman graphique nous plonge dans l'univers féodal d'une société chinoise écrasant les femmes. Souvent connue de façon superficielle par les Occidentaux, Li Kun Wu témoigne de cette coutume violente et dangereuse.
"(...) la pratique des pieds bandés va se généraliser, devenant synonyme du devenir féminin, forme rituelle du passage à l’âge adulte où la femme n’est alors totalement revêtue de son statut de femme qu’à l’instant où elle est mutilée. Sans pieds bandés, pas de considération, pas de mariage, pas de descendance, pas de culte des ancêtres, pas de famille. La femme n’existe plus." Vous pouvez retrouver l'article sur les petits pieds de Geneviève Clastres, journaliste et interprète sinisante sur le blog de la maison d'édition Kana: http://www.kana.fr/blog/dossier-les-pieds-bandes/
Photos de Li Kun Wu avec son ancienne nourrice Chunxiu
Rencontre avec Li Kun Wu
- Quelle est l'histoire de votre nouveau roman graphique?
C'est l'histoire d'une femme pendant l'époque féodale, et de son destin assez tragique. Toute sa vie est une tragédie : plus jeune elle a du se bander les pieds, comme on faisait à l'époque à toutes les jeunes filles. Ses petits pieds bandés l'ont poursuivi toute sa vie, jusqu'à ce qu'elle arrive dans ma famille pendant trois ans.
- Quelle est la part de réalisme, de recherche documentaire et de "confession" dans votre bande dessinée?
La quasi totalité de ce qui est arrivé à Chunxiu dans cette histoire est vrai. Les seules choses que j'ai du adapter sont certaines périodes que je connaissais mal, ainsi que quelques personnes de son entourage. Tout ce qui concerne le bandage des pied et sa tragédie personnelle est vrai.
- Chunxiu vous parlait facilement de ces petits pieds?
Quand elle est arrivée dans la famille, elle ne voulait pas trop parler d'elle, de son histoire. Petit à petit elle s'est confiée, et ce sont lors des derniers mois passés chez nous qu'elle a commencé à vraiment parler.
- Pouvez-vous nous en dire plus sur cette ancienne tradition?
On a commencé à bander les pieds des filles en Chine il y a plus de 1000 ans. C'était un processus extrêmement douloureux mais cela correspondait aux canons de l'époque: on considérait que les petits pieds étaient esthétiques et répondaient aux désirs masculins. Les hommes estimaient que plus les pieds étaient petits plus la femme était séduisante, et autour de cette coutume est apparue une culture des chaussons brodés… La pratique a perduré, les mamans bandaient les pieds de leurs petites filles : elles même avaient eu les pieds bandés par leurs mères, et ainsi de suite de génération en génération. Cela s'est étendu sous les Ming, puis les Ching, et c'est sous cette dynastie que la pratique s'est le plus propagée. Il a fallu attendre la révolution de Sun Yat-Sen en 1911 pour qu'on interdise définitivement cette pratique.
Article de Wikipédia contenant quelques photos - pas faciles à regarder :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pieds_band%C3%A9s
A cette époque féodale, on bandait aussi les seins des femmes pour qu'elles les aient plus plats et les hommes, sous les Mandchous, devaient porter la natte. Toutes ces pratiques ont été abandonnées en 1911 lors de la révolution. Alors, la plupart des femmes se sont senties libérées, mais une partie d'entre elles n'ont pas réalisé ce qui se passait et elles ont préféré retourner à la campagne, se cacher dans les maisons et garder leurs pieds bandés en espérant, la révolution terminée, qu'elle pourraient à nouveau profiter des bienfaits de leurs petits pieds. Chunxiu faisait partie de ses femmes qui espéraient pouvoir profiter de l'avantage qu'auraient pu lui offrir ses pieds pour lesquels elle a temps souffert. Mais il n'y a jamais eu de retour en arrière…
Tout cela est entièrement véridique, c'est le double drame de sa vie: elle a été à la fois mutilée dans sa chair, mais suite a la révolution elle s'est sentie inutile et mutilée dans son esprit. A ce moment là, la souffrance psychologique a presque dépassé la souffrance physique puisqu'elle a l'impression de s'être sacrifiée pour rien.
Le propos du livre n'est pas que sur les pieds bandés, la force de ce livre à mon sens était d'aborder la question à cette période précise où il y a eu un retournement de situation, lorsqu'une partie de ces femmes a perdu tous les bienfaits que pouvaient leur amener les pieds bandés. Evidemment aujourd'hui, la coutume est définitivement abolie, mais j'estime qu'il était important d'en parler, d'avoir ce témoignage historique, afin de garder une trace de ce que cela aurait pu être.
- Quel est le rôle de l'artiste dans un contexte historique comme celui-ci?
Je n'ai bien sur aucun moyen de changer un processus historique, mais j'avais envie d'aborder les choses avec objectivité et ouverture, comme un témoignage pour expliquer ce qui s'était passé.
- Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire en particulier?
Je trouve cette histoire assez représentative d'une pratique et d'une culture. J'avais envie de raconter une histoire marquante pour les lecteurs.
- Est-ce compliqué d'être artiste, sous les différents régimes et gouvernements en Chine?
Je pense qu'il faut être très impliqué dans son temps, coller à son époque pour réussir à toucher le maximum de gens autour de soi. Je suis un artiste assez classique, assez anonyme. Je suis assez peu connu, donc quelque soit la période, le gouvernement, j'ai pu m'exprimer assez librement… suivant la couleur de l'époque certes, mais je n'ai jamais été inquiété et j'ai pu faire ce que je voulais. Evidemment, lors la Révolution Culturelle on devait suivre la propagande du moment. J'espère que plus ça va aller (ça s'améliore déjà), plus nous pourrons nous exprimer de façon libre.
- Comment cela se passe en ce moment en Chine pour vous?
Mes oeuvres n'ont jamais connu le moindre problème, je n'ai jamais du faire mon auto-critique ni subir la moindre pression. Et par exemple, "Une vie chinoise" (qui vient d'être traduit en chinois et comporte beaucoup de passages que l'on pourrait considérer comme un peu sensibles, notamment sur la Révolution Culturelle ou le "Grand Bon en Avant") a été accueilli de façon très positive : je n'ai pas eu le moindre retour négatif ni la moindre critique sur ce sujet.
- C'est un sujet toujours sensible?
Maintenant on trouve de plus en plus de documents et de témoignages sur la révolu cultruelle c'est beaucoup plus ouvert.
- Quels sont vos projets d'ouvrages?
Parmi les projets pas traduits, en cours, il y un livre sur le chemin de fer du Yunnan, construit il y a une centaine d'années par les Français. Ce livre raconte tout le processus de construction du rail, et il est en projet pour une prochaine traduction. Mes autres livres ne sont pas forcément faciles pour un public occidental, donc pas évidents à traduire. Des livres sur la propagande, l'éducation, l'hygiène à l'époque. Des thèmes culturels qui visent plus un public chinois.
J'ai fait trois sortes d'ouvrages: ceux vocation éducative (éducation des enfants, hygiène, chansons pour enfants…), des livres de voyages (sur ce que j'avais mangé, des témoignage d'escapades dans ma province) et enfin, j'ai travaillé pendant 30 ans au "Quotidien du Yunnan", où je faisais du dessin de presse (illustration d'articles ou dessins culturels).
- Comment vous décririez-vous, auprès d'un public français?
Je suis très banal! Je ne veux pas me laisser pousser les cheveux ou la barbe… je ne suis pas quelqu'un d'excentrique. Beaucoup d'artistes fument ou boivent : je n'ai rien contre cela mais ça ne m'intéresse pas. J'ai une vie très bien réglée aussi. Quand je me lève je travaille, quand je dois me coucher je me couche… mes habitudes de vie sont tranquilles. Je ressemble assez à un vieux soldat de l'armée en fait!
Et en tant qu'artiste, je respecte énormément la tradition, il ne faut pas se battre et la repousser. Mais si on ne fait que la suivre, on ne progresse pas. Il tout donc être dans un processus créatif, être vigilant et étudier. Je me remets en cause aussi : je me suis mis à la bande dessinée occidentale, il n'y en a pas beaucoup en Chine à faire de même. Je trouve cela très intéressant d'apprendre de nouveaux styles, de se renouveler. Le processus créatif doit être lié à la vie que l'on mène. Je me sens proche du peuple, et j'ai besoin de refléter ce que je vis pour pouvoir toucher le public.
- Pourquoi avoir choisi le dessin comme moyen d'expression?
En Chine, il y a beaucoup d'artistes qui font de la peinture traditionnelle, à l'huile, de la gravure… j'ai expérimenté ces techniques mais la bande dessinée est ma favorite. Si vous observez bien ma bande dessinée, vous verrez plusieurs styles différents : cela fait partie de l'intérêt. Je n'ai pas eu l'occasion de suivre des cours académiques, j'ai donc appris par moi-même. J'ai choisi un dessin en noir et blanc parce que je le trouve très réaliste et il me permet d'exprimer plus intensément ce qu'il y a au fond de moi. La BD est souple, libre, elle facilite le contact aux lecteurs.
- Comment va la Chine aujourd'hui?
La question est large et complexe. Les changements en Chine ces dernières années sont inimaginables, il y a d'ailleurs eu beaucoup de livres ou travaux d'écriture sur ces questions. Je souhaite aussi les aborder dans mes livres.
- Qu'en est-il de la liberté de penser, de s'exprimer?
Je ne suis pas un spécialiste de la politique, ni très intéressé par le sujet, mais il me semble qu'aujourd'hui en Chine les choses s'ouvrent de plus en plus. Les changements sont positifs. Réformes et boulversements.
- Vous êtes membre du Parti Communiste?
Oui, mais faire parti du Parti communiste n'a pas beaucoup d'incidence sur ma vie, donc je ne vois pas pourquoi ne pas y rester.
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Un grand merci à Geneviève Clastres, journaliste spécialiste de la Chine et interprète sinisante sans qui cette interview n'aurait pas été possible.
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Vous pouvez retrouver une autre interview de Li Kun Wu sur France Culture (à partir de 19'30)
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"Les pieds bandés", de Li Kun Wu, aux éditions Kana, 15 €
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